Vous n'avez probablement jamais entendu parler d'Un
Raccourci dans le Temps. Et pourtant, ce livre jeunesse écrit
par Madeleine L'Engle en 1962 est un bestseller aux Etats-Unis et
fait partie de la culture populaire américaine. On comprend dès lors
que l'adaptation en prises de vues réelles d'un tel mastodonte soit
très attendue outre-Atlantique, d'autant plus que le roman a la
réputation d'être inadaptable pour le cinéma. Si le public américain
habitué à l'univers devrait trouver son bonheur, les européens
pourraient rester dubitatifs.
L'histoire démarre pourtant sur une trame des plus classiques :
Meg Murry, une collégienne auparavant brillante, a vu sa vie
basculer depuis la disparition inexpliquée de son père scientifique.
Incomprise et renfermée sur elle-même, son destin va bientôt changer
quand trois "guides célestes" - les Madames - viennent la chercher
avec son frère adoptif Charles Wallace et son ami Calvin pour lui
faire traverser l'espace à la recherche de son père égaré. Mais le
spectateur profane se retrouve rapidement aussi égaré que l'héroïne
: le rôle des Madames dans l'Univers manque de clarté, et leur
passivité dans la protection des mondes malgré leurs pouvoirs
célestes évidents est incompréhensible. La mythologie ainsi créée
autour de l'espace, de ses habitants lumineux ou sombres, et la
façon d'y voyager laisse sur sa faim, malgré le sens scientifique
que l'on tente de lui donner. Le "Ça", la force
maléfique qui s'oppose aux étincelantes Madames, se révèle
particulièrement décevant, sans autre objectif que celui d'étendre
son ombre dans l'Univers.
Le titre même du film est trompeur, car il n'est jamais vraiment
question de Temps mais plutôt d'Espace et de Dimension.
Le spectateur déstabilisé ne peut pas plus s'équilibrer sur le
casting, assez inégal. Il y a pourtant des visages bien connus, en
particulier celui des trois Madames. Reese Witherspoon
est clairement celle qui se démarque le plus. Elle apporte à Mme
Quiproquo un joli vent de fraicheur et d'innocence. Malgré le
respect monstrueux qu'elle peut imposer, la grande Oprah
Winfrey peine à donner à Mme Quidam la carrure qui lui est
due, la plus âgée et la plus avisée des trois femmes. Moins connue
du public français, Mindy Kaling interprète la
dernière des êtres célestes, Mme Qui, avec beaucoup de témérité
malgré l'impassibilité du personnage. Face à ce casting de choix, la
jeune Storm Reid manque du charisme nécessaire pour
démarquer l'héroïne Meg Murry, qui traine à se révéler attachante
malgré un jeu plutôt juste et de bonnes émotions. Le rôle de son
camarade Clavin est tellement pauvre et passif que le pauvre jeune
australien Levi Miller n'a aucun outil pour se
mettre en valeur... tout le contraire du dernier jeune du film,
Deric McCabe, qui livre une interprétation
époustouflante du petit Charles Wallace Murry du haut de ses 10
ans. Enfin, Chris Pine retrouve les Studios Disney
sous les traits d'un père saisissant, abimé par des années
d'éloignement.
Heureusement, tout n'est pas à jeter dans Un
Raccourci dans le Temps. La réalisatrice Ava DuVernay
exploite avec beaucoup d'imagination et d'intérêt l'univers visuel
décrit par le roman. Les effets spéciaux sont globalement
d'excellente qualité et les transitions visuelles entre les mondes
superbement réalisées. Certains tableaux sont réellement magnifiques
et audacieux, en particulier ceux se déroulant sur les planètes
Uriel et Camazotz. Pour autant, certains éléments se rapprochent
dangereusement du mauvais gout... en particulier les costumes de la
pauvre Oprah qui frôlent le ridicule. L'univers est lui aussi
doublement intéressant. Par la partition de Ramin Djawadi
(à qui l'on doit les génériques de Game of Thrones et
Westworld),
émotionnelle et poétique, et par la qualité des chansons et des
artistes impliqués dans l'écriture ou l'interprétation (Sia,
Sade, Demi Lovato, DJ
Khaled...)
Féministe, multiracial, hétéroclite, Un
Raccourci dans le Temps
répand un message de tolérance appréciable et rappelle avec
fougue ce qu'il y a de bon dans l'être humain et le Monde. Les
personnages sont des métaphores de nos qualités et de nos défauts,
et le spectateur ne peut sortir de séance sans s'interroger sur son
propre soi. L'émotion est ainsi omniprésente, et magnifiée par un
climax saisissant. Dommage cependant que la scénariste
Jennifer Lee, accompagnée de Jeff Stockwell,
n'ait pas laissée les répliques mièvres à
La
Reine des Neiges.
Un
Raccourci dans le Temps est un film audacieux qui se révèle
finalement inclassable. Son hésitation perpétuelle entre le
fantastique et la science-fiction déboussole le spectateur impie qui
ne peut se soutenir par le livre pour comprendre cet univers trop
grossièrement défini. Il lui reste en revanche la qualité des effets
visuels -malgré quelques loupés de mauvais goût- et de sa
bande-sonore, avant de réfléchir au message porté par le film.